La Base de Plouescat
Les bornes du colonel Bonne
Un maillon essentiel de la cartographie française
par Geneviève Rousseau
Une recherche personnelle qui débouche sur une autre découverte
Depuis mon enfance, je savais, grâce à mon père, qu’une borne d’importance historique se trouvait dans un champ à l’entrée de Plounéour-Trez.
Il m’avait dit aussi qu’il existait une borne semblable dans le cimetière de Plouescat ; ces deux bornes délimitent « la Base de Plouescat ». Cette Base figurait sur une carte dans un couloir chez mes parents ; je la regardais sans en comprendre grand-chose.
Les années passent, mon père vieillit, ne pouvant plus se déplacer, il me demande d’aller aux archives de Quimper pour tenter de trouver une explication à l’orientation de la digue de Goulven. Me voici partie pour explorer le dossier des archives de Tréflez, Goulven, Plouider et Plounéour-Trez à la recherche d’une éventuelle carte indiquant, par exemple, la présence d’une roche sur laquelle l’extrémité ouest de la digue aurait pu prendre appui. Mes recherches sont vaines mais… en fouillant dans tous ces vieux papiers, je tombe sur le plan en coupe des bornes de la Base. Mon intérêt est immense mais à l’époque, rien pour photographier, seule ma mémoire enregistre ce plan.
Des années plus tard, le temps de la retraite étant arrivé, je retourne à Quimper pour retrouver ce plan inconnu de tous mes proches. Plusieurs journées de vaines recherches. Je sollicite le conservateur et ses collaborateurs sans succès. Un jour, deux jours de recherche, des courriels, absolument rien.
Je décide alors d’aller aux archives de Vincennes et je trouve un dossier complet concernant la mission du colonel Bonne pour la définition de la « Base de Plouescat ». Je me régale, feuillette, prends des notes, parfois des photos, tape le rapport etc… jusqu’à trouver le projet de plan en coupe, celui qui était rangé dans ma mémoire : le voici, je n’avais donc pas rêvé (cf. Figure 11).
Ensuite, après avoir trouvé ce que je cherchais, il me fallait entrer plus avant dans la belle aventure du colonel Bonne. De fil en aiguille, je découvre peu à peu tout un pan de l’histoire de l’élaboration des cartes. J’ai tenté de comprendre puis de résumer les grands principes de ces démarches humaines et scientifiques qui ont, jusqu’il y a très peu de temps, servi de base à toute notre cartographie.
Petite histoire de l’élaboration des cartes
Depuis Ptolémée, géographe gréco-romain (IIème siècle apr. J-C), les hommes ont tenté de représenter le monde. De tout temps, la forme de la terre était un sujet polémique : Newton affirmait qu’elle était aplatie aux pôles tandis que d’autres, dont les Cassini, penchaient pour une forme allongée aux pôles. Deux expéditions l’une au pôle nord en Laponie (1736/1737) l’autre au Pérou (1735/1744) sur l’équateur quittent le royaume. Les résultats sont sans appel, la terre est aplatie aux pôles.
En France, la dynastie des quatre Cassini apporte une large contribution dans le domaine de l’élaboration des cartes. Puis, à la faveur de l’émulation entre ingénieurs civils (les Cassini et consorts) et ingénieurs militaires, de grands progrès sont réalisés.
Tous ces travaux se font sous les ordres et le contrôle de l’Académie des sciences, créée en 1666. Soutenus par les rois de France, spécialement Louis XV puis Louis XVI, les experts améliorent leur méthode. Enfin, dans la perspective des affrontements avec les pays voisins, notamment les Anglais, le roi ordonne que soient dressées au plus vite les cartes de France. Cassini III, appelé Cassini de Thury, en est chargé.
Méthode d’élaboration des cartes
Le principe de l’établissement des cartes est basé sur la méthode de la triangulation. Cette méthode est initiée par Picard avec la mesure de la méridienne Paris-Amiens (1669-1671) afin de déterminer le rayon terrestre.
Il s’agit de constituer des chaînes de triangles accolés. Tous les angles de ces triangles sont mesurés. Afin de mettre à l’échelle la figure on mesure, avec des règles de grande précision, la longueur de bases rectilignes d’une dizaine de kilomètres de côtés. Par un calcul trigonométrique, connaissant la longueur d’une base, on peut obtenir la longueur de tous les côtés du triangle. La figure es également orientée par des mesures astronomiques d’azimut.
Quelques bases et points astronomiques sont observés pour ajuster les erreurs d’observation qui se propagent de triangle en triangle. En se fixant les coordonnées d’un point de départ (point fondamental), à qui sont attribuées les coordonnées longitude et latitude par mesures astronomiques, on calcule de proche en proche les coordonnées des sommets de triangles qui sont évidemment choisis avec soin. En effet chacun des sommets doit pouvoir être visible de loin (la longueur des côtés des triangles est de l’ordre de 30 km) et en particulier des sommets des triangles voisins pour effectuer les mesures d’angles. Pour ces raisons, les sommets de triangles retenus ont souvent été des points remarquables tels que clocher, tour de château, moulin sommet de colline, montagne.
Parfois en l’absence de signaux visibles de loin des signaux ont été bâtis en bois, parfois aussi repeints pour accroître le contraste avec leur environnement (cf. rapport de mission de Delambre et Méchain…).
Le maillage du territoire est réalisé en plusieurs étapes. Le maillage du premier ordre (cf. Figure 2) consiste en un ensemble de triangles jointifs le long des frontières ainsi que de lignes nord-sud (les méridiennes) et est-ouest (les parallèles). Les vides entre les méridiennes et parallèles sont remplis peu à peu par des triangles complémentaires.
Le maillage ainsi réalisé, également appelé « châssis », sert de base à l’élaboration des cartes, les levés topographiques puis photographiques utilisant les points géodésiques pour se caler.
Cette méthode de triangulation a été utilisée depuis la Renaissance et surtout au XVIIIème siècle.
Les triangulations se succèdent – triangulation de Cassini, triangulation des Ingénieurs géographes, nouvelle triangulation Française – avec des améliorations instrumentales et calculatoires et prendra fin au XXe siècle avec l’apparition de la géodésie spatiale.
La méthode a été affinée en particulier par Delambre et Méchain grâce à la précision des instruments nouveaux, conçus et fabriqués pour leurs travaux. Ainsi, les règles de Borda, fabriquées par Etienne Lenoir, et les cercles répétiteurs ont permis des calculs de plus en plus précis.
En 1790, l’Assemblée constituante décide, dans le but d’établir une nouvelle unité universelle de distance, de créer le mètre. Pour cela elle confie à l’Académie des sciences la mission de définir celui-ci : ce sera le dix-millionième du quart d’un méridien terrestre (le quart d’un méridien est la distance pôle-équateur).
Pour faire correspondre la mesure astronomique avec une distance terrestre, il fallait procéder à une mesure réelle de distance sur une grande portion de méridien. Cette mesure a été faite sur une ligne de Dunkerque à Barcelone (env. 1000 km) correspondant à une portion du quart de méridien, équivalent à 9,5°, angle qui sépare Dunkerque de Barcelone par rapport au centre de la terre.
Delambre et Mechain ont été chargés de ce travail. Ils vont calculer le plus exactement possible cette longueur grâce à la méthode de triangulation expliquée ci-dessus. Il est maintenant possible par une simple règle de trois d’en déduire le rapport entre la toise et le mètre pour correspondre à la définition de ce dernier.
Le mètre sera définitivement fixé en 1799 et sera formalisé par une règle en platine déposée à l’Observatoire de Paris.
Cf figure ci contre :
Sur les schémas du haut on peut voir les extrémités de deux de ces règles avec :
– un vernier (graduations) et sa lunette pour estimer la dilatation de la règle de platine. En fait, on mesure la dilatation différentielle de la réglette de cuivre située sur le dessus de la règle principale en platine.
– un vernier avec sa lunette pour mesurer, via une languette de platine, l’écartement de deux règles.
Sur le schéma du bas on peut voir la charpente en bois sur laquelle sont posées les règles. Cette charpente permet de viser les deux extrémités de la base, de régler et de mesurer l’horizontalité des règles.
Cf figure ci contre :
Cet instrument de mesure angulaire permet, en répétant plusieurs fois la même observation sans revenir au zéro, de diviser les erreurs de lecture et de graduation par le nombre d’observations.
Après cette digression donnant le contexte technique de l’époque, reprenons le fil de notre récit.
Le mètre étant défini, reste à reprendre le maillage de triangulation pour continuer à améliorer la cartographie de la France. C’est le travail des ingénieurs géographes militaires à partir du début du XIXème siècle (cf. Figure 6 ).
La figure 6 reproduit le schéma de cette triangulation de 1er ordre obser- vée entre 1826 et 1841. Les angles des triangles sont mesurés avec un cercle répétiteur de Borda de 35 cm de diamètre (figure 4) et les bases avec la règle de Borda (figure 5). Les sept bases sont : Melun, Perpignan, Ensisheim, Plouescat, Bordeaux, Dax et Aix. Une dizaine de stations astronomiques sont déterminées dont l’une près de Brest. Le colonel Bonne fut l’un des observa- teurs des stations astronomiques. Cette triangulation a été la base de la carte d’état-major, avec l’échelle des minutes au 1/40 000. La projection cartographique utilisée a été inventée par Rigobert Bonne (1727-1794), père du colonel Bonne et porte son nom. Elle est équivalente, conserve les surfaces. Cette carte fut utilisée pendant plus d’un siècle.
La mission du colonel Bonne
Et c’est ici qu’intervient notre petite histoire. La base occidentale est celle qui servira de base de vérification à l’ensemble de la triangulation démarrée à Strasbourg et passant par une base intermédiaire à Melun.
En début 1823, le ministre de la Guerre charge le colonel Bonne de définir et de mesurer la base occidentale, celle qui portera le nom de « Base de Plouescat ».
Dans la pratique, la tâche était un peu plus ardue que prévu puisqu’aucun des côtés des triangles ne présentaient les caractéristiques nécessaires pour une base… En effet, compte tenu de la configuration de l’extrémité ouest de la Bretagne, constituée de plateaux vallonnés, entrecoupés de cours d’eau souvent profonds, le colonel Bonne a donc dû « déporter » la mesure de cette distance sur une portion la plus plane possible visible des deux sommets d’un des triangles du maillage.
Après avoir cherché autour du Pontou et de Douarnenez, Bonne se retrouve à installer sa mission sur la Baie de Goulven, c’est-à-dire le même espace que celui où avait travaillé Cassini de Thury, célèbre astronome, chargé des levés de la Carte de France par Louis XV (figures 7 et 8).
Pour que la base serve de vérification pour la chaîne des triangles, comme il est dit ci-dessus,
il fallait donc trouver deux points qui soient visibles du côté du triangle à vérifier. Les deux derniers points, ou signaux, sont le château de Maillé et le clocher de Plouider.
La Baie de Goulven offrait des avantages certains : cet espace non cultivé, recouvert par les marées, n’offrait aucun obstacle entre Plounéour et Plouescat. Seuls deux cours d’eau, La Flèche et Le Kerallé, présentaient quelques difficultés de franchissement. Le reste de cet espace n’était que sables peu stabilisés. La digue de Goulven n’était pas encore construite (démarrage des travaux en 1825) et les dunes n’étaient pas rehaussées. Rien ne s’opposait aux visées et aux mesures.
Le rapport de mission du colonel Bonne, conservé aux archives de Vincennes (carton n°3, 21A9), nous apprend que celle-ci s’est déroulée du 27 août 1823 au 24 octobre de la même année soit 59 jours.
Une fois le travail terminé, le colonel Bonne a voulu matérialiser la base en y faisant édifier une borne à chaque extrémité : l’une à Plounéour, appelée terme occidental et l’autre à Plouescat, appelée terme oriental. Chaque borne, haute d’un mètre environ, se termine en forme pyramidale. Aujourd’hui les bornes sont entourées de quatre pyramidions. Ils ont probablement été installés lors de leur restauration en 1891 pour marquer la zone à préserver.
Nous apprenons dans ce rapport de mission, que : le soubassement des bornes, en dessous du niveau du sol, est en granit du pays et que la partie supérieure est en Kersanton, pierre facile à sculpter en sortant de carrière et qui se durcit à l’air libre. Un écusson, toujours parfaitement visible, est gravé sur chaque borne, avec la date de 1823 et l’inscription « terme oc » et « terme or ».
En cherchant plus avant dans le dossier, se trouve le fameux plan en coupe tant recherché. Il s’agit d’un projet indiquant qu’à l’intérieur de la borne sera placé un cylindre en cuivre correspondant à l’axe exact de la base, au-dessus duquel se trouvera une petite cavité en plomb qui renfermera un parchemin.
Le projet de borne indiquerait l’objet de la mission, l’année, le nom du roi qui régnait à l’époque (Louis XVIII), du ministre de la Guerre, du directeur du Dépôt de la Guerre, du directeur des travaux de la Carte de France, du colonel Bonne et de l’entrepreneur des travaux maritimes à Brest, chargé de l’exécution de ces bornes.
En fait le rapport de mission ne mentionne plus tous les noms des responsables envisagés par le colonel Bonne… Il reste donc ici encore un mystère …
Dernière étape de mon enquête : comprendre comment et avec quelle précision les mesures de la base ont été faites pour arriver à la longueur de 10526,91m indiquée dans le « registre » du rapport.
A chaque extrémité de la future base sont implantées des mires. Entre ces deux mires, des règles posées sur des bâtis de bois, sont emboîtées à l’horizontale. Chaque règle mesure environ 4 mètres ce qui correspond à 2 toises (toise = 1,94904 m). Trois règles ont été utilisées. Ce sont les mêmes règles numérotées qui avaient permis le calcul de la distance en toises du méridien et ainsi d’en déduire la mesure du mètre. Elles ont été prêtées pour mesurer la Base de Plouescat, par l’Observatoire de Paris où elles étaient conservées. Aujourd’hui, il semblerait que deux de ces règles existent toujours à l’Observatoire. Une quatrième venant également de l’Observatoire servait de contrôle (règle module).
Tout était pris en compte, y compris la dilatation de la règle en platine (cf. règles de Borda, Figure 4 – Page 4). Les nombreux instruments perfectionnés et parfois récents, cercle répétiteur (calcul des angles), niveaux à bulle, fils à plomb, lunettes des passages (lunette astronomique), tous ces instruments ont permis à l’équipe du colonel Bonne de faire de nombreuses visées successives et de calculer sa base avec une grande précision. La cohérence entre la mesure de la Base de Plouescat, effectuée sur le terrain par le colonel Bonne et les mesures théoriques de cette même base, calculées par triangulation à partir de la Base de Ensisheim et celle de Melun, validait l’ensemble de la triangulation entre Strasbourg et Plouescat.
Et enfin, voici la confirmation de l’extraordinaire précision des mesures. Grâce à un GNSS (Géolocalisation et Navigation par un Système de Satellites : terme générique englobant le système américain GPS plus connu), nous avons pu vérifier avec une précision de l’ordre du centimètre, la longueur de la Base de Plouescat : 10 526,99 m ; c’est-à-dire seulement 8 cm d’écart avec la mesure du colonel Bonne. La petite différence entre les deux chiffres peut être attribuée à une approximation de la mission de 1823 mais également à la méthodologie de comparaison puisque la mesure actuelle est faite sur le sommet de la borne qui, en raison de l’imprécision de la construction et de l’effet du temps (restauration en 1891), n’est pas nécessairement à l’aplomb exact du petit cylindre de cuivre qui, à l’intérieur de la borne, marque le point géodésique de référence. Notre admiration pour le travail de 1823 ne peut que grandir devant cette comparaison.
Que reste-t-il de cette belle histoire ?
Concrètement, le travail du colonel Bonne a fait l’objet d’une carte montrant l’emplacement exact de la base ce qui permet de suivre parfaitement ces visées.
Ces travaux de cartographie, faits au début du XIXème siècle, ont permis l’élaboration des cartes d’état-major, éditées à partir de 1818 jusqu’en 1866. Elles ont servi de référence jusqu’en 1991 ce dont nous n’avons pas conscience à l’heure du positionnement par satellites.
Au final, comme nous l’avons découvert peu à peu, le travail du colonel Bonne et de ses aides est totalement remarquable ; les opérations de mesure sont spectaculaires compte tenu des moyens de l’époque et du terrain soumis aux flux et reflux de la mer. Il a fallu 59 jours au colonel Bonne pour mesurer la base. Avec un GNSS, 59 minutes, trajet automobile compris, ont suffi.
En outre, le soin apporté pour l’édification des bornes montre l’importance de ces mesures et explique leur conservation exceptionnelle.
Dans le rapport du colonel Bonne, il est noté : « elles ont été particulièrement recommandées à la surveillance des autorités municipales de Plounéour et Plouescat ». Puisqu’elles sont bien conservées, nous constatons que la surveillance a été efficace.
Aussi, comme le propose, dans le bulletin d’Environnement et Patrimoine de Kerlouan de septembre 2019, Louis Chauris, professeur émérite en géologie, nous pourrions imaginer sortir le colonel Bonne et ses acolytes de l’oubli de la mémoire locale. L’année 2023, année du bicentenaire de la mission du colonel Bonne, pourrait être l’occasion de les mettre à l’honneur en saluant leurs performances et en créant un événement entre Plouescat et Plounéour.
Geneviève Rousseau
avec l’aide de ses enfants (Ballu) : Valérie, Sylvain, Florent, spécialement Alexis et la relecture avisée de Françoise Duquesne.
Nous remercions également Julien Ancelin et le système Centripède pour la mesure actuelle de distance entre les bornes. Août/septembre 2021
Article paru dans la revue XYZ n°170 de l’Association francophone de topographie, reproduit avec son autorisation.